sexta-feira, 14 de agosto de 2015

Ivresse

Ce qu’il y a de beau dans l’ivresse, c’est le lendemain, la gueule de bois : ces remords, cette morosité. La force de la gueule de bois, c’est qu’on voudrait commencer une autre vie. J'avance dans le vacarme de la rue, sans jamais traverser au rouge, je peux marcher inconsciemment, dans un demi-sommeil au seuil de la conscience, l'image des paquets pressés ce jour-là s'éteint en moi tout doucement, j'ai la sensation physique d'être moi-même un paquet de livres écrasés, je sens brûler en moi une petite flamme, semblable à celle d'un
chauffe-eau ou d'un Frigidaire à gaz, la veilleuse éternelle que je ranime chaque jour de l'huile des pensées qu'en travaillant j'ai lues malgré moi dans les livres que j'emporte maintenant chez moi. Ainsi je m'en reviens, semblable à une maison qui brûle, à une écurie en flammes, du feu jaillit la lumière de la vie, ce feu issu du bois qui meurt, la douleur hostile reste mêlée aux cendres, et moi, il y a trente-cinq ans que je presse du vieux papier sur ma presse mécanique, dans cinq ans je prends ma retraite et ma machine avec moi, je ne la laisserai pas tomber, je fais des économies, j'ai même pour ça un livret de caisse d'épargne, on partira ensemble à la retraite... Cette machine, je l'achèterai à l'entreprise, je la mettrai chez moi, quelque part sous les arbres dans un coin du jardin de mon oncle, et là je ne ferai plus qu'un seul paquet par jour, mais alors quel paquet ! Un paquet à la puissance dix, une statue, une œuvre d'art, j'y enfermerai toutes les illusions de ma jeunesse, tout mon savoir, tout ce que j'ai appris pendant ces trente-cinq ans ; je pourrai enfin travailler sous le coup de l'instant et de l'inspiration, un seul paquet de livres par jour, pris dans les trois tonnes que j'ai chez moi,mais un paquet dont je n'aurai pas à rougir, un paquet longuement médité à l'avance ; bien plus, au moment de déposer livres et vieux papier dans la cuve de ma presse, à cet instant de création en beauté, avant le dernier coupde presse, j 'y verserai paillettes et confettis, tous les jours un nouveau paquet et au bout d'un an, dans le jardin, une exposition de ces paquets où tous les visiteurs pourront, mais sous ma surveillance, créer tout seuls leurs propres paquets : quand au signal vert le plateaude la presse s'avance brusquement pour écraser de sa force prodigieuse le vieux papier orné de livres, de fleurs et de tous les résidus qu'on aura apportés avec soi, le spectateur sensible peut vivre la sensation d'être lui-même pressé dans ma presse mécanique. 
(Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude)